- Teacher: NAZIH CHENAFA
- Teacher: FOUAD LEGHRIB
- Teacher: DOUIDI MEHDI
- Teacher: HADJIJ ILHEM
Chapitre 1. Introduction à l’anthropologie de l’habitat
1. Introduction
L’analyse anthropologique des notions d’abri, d’appropriation et d’espace personnel s’inscrit dans une perspective interdisciplinaire qui met en lumière la manière dont les individus et les groupes sociaux construisent, négocient et transforment l’environnement dans lequel ils vivent. Nous explorons ces concepts sous divers angles théoriques et empiriques, en s’appuyant sur une riche littérature académique issue de domaines variés tels que les études urbaines, la proxémie, la psychologie environnementale et l’analyse des pratiques de “homemaking” dans des contextes de déplacement ou d’informalité. L’abri, souvent considéré comme la première nécessité, est ici analysé non seulement comme une simple structure physique, mais également comme un espace social et culturel porteur de significations multiples[1]. Par ailleurs, l’appropriation de l’espace montre combien les comportements relatifs à l’occupation temporaire ou pérenne des territoires reflètent des rapports de pouvoir, de résistance et de continuité culturelle. Enfin, l’espace personnel, tout particulièrement étudié à travers la proxémie, illustre comment les interactions interpersonnelles et les rythmes culturels conditionnent la perception et l’utilisation de l’environnement immédiat.
Ces cours se proposent de mettre en lumière les interrelations entre ces trois notions essentielles, en examinant les mécanismes par lesquels les populations, qu’elles soient en situation de stabilité ou de déplacement, investissent et transforment leurs espaces de vie. À travers une analyse détaillée s’appuyant sur des études de cas – allant des abris temporaires dans les centres d’asile aux espaces publics urbains – nous illustrerons comment l’abri constitue une base nécessaire à la construction identitaire, comment l’appropriation s’inscrit dans un processus de négociation spatiale et comment l’espace personnel est fondamental pour le bien-être et l’épanouissement social.
2- Théories et évolution du concept
L'anthropologie de l'habitat explore les relations entre les individus, les sociétés et leurs environnements construits. Claude Lévi-Strauss a introduit le concept de « société à maisons », où la maison est perçue comme une entité sociale fondamentale, transmettant : biens matériels et immatériels. Pierre Bourdieu, dans ses études sur la maison kabyle, a démontré que l'habitat reflète des structures sociales et symboliques, opposant des concepts tels que l'été et l'hiver, le masculin et le féminin.
L’anthropologie de l’habitat s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire visant à comprendre les formes d’organisation spatiale, matérielle et symbolique du logement humain. Elle considère la maison non seulement comme un objet architectural, mais comme un fait social total, pour reprendre la terminologie de Marcel Mauss (1925), dans lequel s’articulent pratiques culturelles, structures sociales et représentations symboliques.
Claude Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage (1962), a souligné le rôle de la maison comme « structure classificatoire », c’est-à-dire un modèle qui exprime et organise l’univers social du groupe. De son côté, Amos Rapoport (1969), dans House Form and Culture, a montré que la forme architecturale d’un habitat ne résulte pas seulement de contraintes techniques ou climatiques, mais surtout de valeurs culturelles, de modes de vie et de représentations mentales propres à chaque société.
En Algérie, l’habitat traditionnel offre un terrain particulièrement riche pour l’analyse anthropologique. Des chercheurs comme Pierre Bourdieu (La maison kabyle ou le monde renversé, 1970) ont démontré que l’espace domestique kabyle n’était pas simplement fonctionnel, mais chargé de significations sociales et symboliques : l’opposition haut/bas, intérieur/extérieur, lumière/obscurité, masculin/féminin structure les gestes quotidiens, les statuts et les rites familiaux. Cette perspective met en évidence le rôle de l’habitat dans la reproduction des normes sociales et des hiérarchies culturelles.
En résumé, l’anthropologie de l’habitat s’intéresse à la maison comme miroir des sociétés, révélant leurs conceptions du monde, leurs rapports de pouvoir, leurs croyances et leurs pratiques. Elle se situe à la croisée de la sociologie, de l’architecture, de la psychologie de l’espace et de l’anthropologie culturelle.
3. L'abri comme construction sociale et espace de vie
L’abri représente bien plus qu’un simple lieu de protection physique ; il est une construction sociale chargée d’histoire et de symboles. Dans le contexte des populations déplacées, par exemple des demandeurs d’asile, l’abri se caractérise par une dimension ambivalente. D’une part, il remplit la fonction essentielle de fournir un refuge contre des conditions souvent hostiles. D’autre part, il est source de nombreuses frustrations liées à l’absence de familiarité et à la carence d’un sentiment d’appartenance, ce qui conduit les résidents à entreprendre des démarches de “homemaking” afin de transformer leur environnement immédiat en un espace plus humain et personnalisé.
Les études sur les centres d’asile montrent que, même dans des conditions de logement provisoire et souvent inadéquates, les résidents tentent de restaurer une certaine continuité biographique. En aménageant l’espace – par l’installation d’objets personnels, la personnalisation des espaces communs ou encore le recours à des pratiques symboliques de décoration – ils réaffirment leur identité et leur capacité à exercer un contrôle sur leur environnement immédiat. Cette dynamique contribue à la construction d’un “chez-soi” qui dépasse la simple fonction de protection physique et qui s’inscrit dans une logique de continuité culturelle et affective.
Plusieurs études soulignent également que l’abri, en tant qu’institution sociale, est profondément marqué par des rapports de pouvoir et des inégalités d’accès. Dans les contextes urbains, notamment dans les quartiers informels ou dans les établissements d’hébergement pour populations vulnérables, l’abri ne se limite pas à un espace privé et sécurisé, mais se trouve souvent en tension avec des dynamiques de territorialité et d’appropriation par la majorité dominante. Ces tensions révèlent l’importance de concevoir l’abri comme un processus dynamique (voir tableau 1), où la physique du lieu coexiste avec des dimensions symboliques, sociales et politiques.
Tableau 1 : Différentes dimensions de l’abri en contexte de déplacement et d’urbanisme
Dimension |
Description |
Exemples concrets |
Physique |
Structure matérielle assurant une protection minimale contre les aléas extérieurs. |
Centres d’asile, logements informels |
Symbolique |
Significations attachées à l’espace d’habitation, intégrant continuité identitaire et mémoire collective. |
Appropriation d’objets personnels, décorations |
Sociale |
Espace de cohabitation où se négocient les interactions interpersonnelles et les rapports de pouvoir. |
Espaces communs dans les centres d’accueil, quartiers populaires |
Politique et économique |
Accès différencié à l’habitat en fonction des statuts socio-économiques et des régulations étatiques. |
Inégalités dans l’accès au logement, politiques de l’urbanisme |
Tableau 1 : Ce tableau synthétise les différentes dimensions de l’abri telles qu’observées dans divers contextes socio-économiques et géographiques
4- Lecture anthropologique et sociologique des dimensions de l’abri
Dans les contextes de mobilité forcée, de précarité urbaine ou de marges d’urbanisation, l’abri ne peut être réduit à sa seule matérialité. Il se déploie à travers plusieurs dimensions – physique, symbolique, sociale, politique et économique – qui traduisent autant de rapports au territoire, à l’appartenance et à la citoyenneté. Cette lecture élargie de l’abri permet de mieux comprendre les dynamiques complexes de l’habiter dans des conditions de vulnérabilité.
4-1. Dimension physique : une protection minimale et précaire
La dimension physique renvoie à la fonction première de l’abri : offrir une protection contre les intempéries, le froid, les agressions ou les nuisibles. Il s’agit ici d’une enveloppe corporelle secondaire (Habraken, 1972), assurant la sécurité minimale nécessaire à la survie.
Dans les camps de réfugiés, les logements informels en périphérie urbaine ou les centres d’accueil d’urgence, cette dimension est souvent réduite à sa plus simple expression. L’architecture y est généralement provisoire, modulable, voire éphémère (Corsellis & Vitale, 2005).
À Alger, par exemple, les occupants de bidonvilles ou de logements précaires dans les interstices urbains (terrasses, caves, friches) bricolent des structures de fortune – tôles, bâches, palettes – pour recréer un minimum de protection, souvent en dehors de tout cadre réglementaire (Guerroudj, 2011).
4-2. Dimension symbolique : continuité identitaire et mémoire
Au-delà de l’aspect matériel, l’abri est aussi porteur de significations profondes. Il est un lieu de mémoire, un repère symbolique dans un contexte d’incertitude. Comme l’a montré Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace (1957), l’habiter repose sur une relation intime entre l’individu et l’espace, où la maison devient un « coffre de résonances » psychiques.
Même dans la précarité, les habitants cherchent à personnaliser leur espace, à y intégrer des objets familiers, des icônes religieuses, des couleurs spécifiques. Cela participe à la reconstruction d’un “chez-soi” au sens d’une continuité affective et culturelle (Mallett, 2004). On observe ainsi, dans de nombreux camps ou squats, la présence de tentures, de dessins d’enfants, ou encore d’objets artisanaux ramenés du pays d’origine, marquant l’ancrage d’une mémoire individuelle et collective dans un espace temporaire.
4-3. Dimension sociale : espace de négociation et de relations
L’abri est aussi un espace social, c’est-à-dire un lieu où se construisent, se négocient, voire se heurtent les relations interpersonnelles. Dans les habitats collectifs comme les centres d’hébergement, les foyers de travailleurs, ou les quartiers denses, les dynamiques de cohabitation révèlent des rapports de pouvoir, des tensions identitaires, mais aussi des formes de solidarité.
Comme l’analyse Mary Douglas (1966) dans De la souillure, l’organisation de l’espace domestique exprime et régule les normes sociales. Le partage ou la séparation des espaces (toilettes, cuisines, chambres) reflète les hiérarchies implicites ou explicites, notamment en termes de genre, d’âge, ou de statut migratoire (Agier, 2008). Dans les quartiers populaires d’Alger ou d’Oran, la promiscuité spatiale contraint les habitants à développer des codes informels de respect mutuel (bruit, horaires, regards), générant parfois des formes d’entraide mais aussi des conflits permanents.
4-4. Dimension politique et économique : production des inégalités
Enfin, l’abri est inscrit dans un champ politique et économique plus large. Il est conditionné par l’accès aux ressources foncières, aux droits d’occupation, aux politiques publiques de logement et à la reconnaissance administrative des personnes déplacées ou marginalisées. Comme le note Henri Lefebvre (1974), l’espace urbain est produit selon des logiques de pouvoir et d’accumulation capitaliste.
L’inégalité dans l’accès au logement résulte souvent de la stratification socio-économique : les plus pauvres, les sans-papiers, les déplacés climatiques ou les migrants économiques se voient relégués dans des espaces périphériques ou illégaux (Yiftachel, 2009). Les politiques d’urbanisme, en tolérant ou en criminalisant certaines formes d’habitat informel, participent activement à la construction d’une citoyenneté différenciée. En Algérie, les programmes de résorption de l’habitat précaire (comme le relogement dans les nouvelles cités AADL ou LSP) ont souvent été critiqués pour leur logique de déplacement forcé, détruisant les réseaux de solidarité locale et reconfigurant brutalement les formes d’habiter (Bendjelid, 2018).
Conclusion
L’abri, dans les contextes de déplacement, de précarité ou d’urbanisation accélérée, dépasse largement sa fonction de simple abri physique. Il est un espace complexe, multiscalaire, traversé par des enjeux matériels, symboliques, sociaux et politiques. Pour comprendre pleinement les formes d’habiter dans ces contextes, il est nécessaire d’adopter une approche interdisciplinaire qui croise l’anthropologie, la sociologie de l’habitat, l’urbanisme critique et la géographie sociale.
Références bibliographiques
Agier, M. (2008). Gérer les indésirables : Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire. Flammarion.
Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace. Presses Universitaires de France.
Bendjelid, K. (2018). Les politiques de résorption de l’habitat précaire en Algérie : entre relogement et marginalisation. Revue Espaces et Sociétés, (173), 95-112.
Corsellis, T., & Vitale, A. (2005). Transitional Settlement: Displaced Populations. Oxfam Publishing.
Douglas, M. (1966). De la souillure. Éditions La Découverte. (Trad. fr. 1992)
Guerroudj, N. (2011). Habiter la marge à Alger : formes d’installation informelle et stratégies d’occupation de l’espace. Revue Insaniyat, (52), 45-62.
Habraken, N. J. (1972). Supports: An Alternative to Mass Housing. MIT Press.
Lefebvre, H. (1974). La production de l’espace. Anthropos.
Mallett, S. (2004). Understanding home: A critical review of the literature. The Sociological Review, 52(1), 62–89.
Yiftachel, O. (2009). Theoretical notes on ‘gray cities’: The coming of urban apartheid? Planning Theory, 8(1), 88–100.
[1]Ici nous soulignons l'importance de l'appropriation temporaire comme un phénomène profondément ancré dans la nature humaine et les dynamiques locales. En considérant l'appropriation temporaire non seulement comme une utilisation de l'espace, mais comme une expression des relations sociales et culturelles, on pourrait l'utiliser comme un indicateur de la capacité d'une communauté à s'adapter, à innover et à maintenir son identité dans un environnement urbain changeant. Les études futures pourraient examiner comment les formes d'appropriation temporaire reflètent la santé sociale et la vitalité culturelle d'un lieu, et comment elles contribuent à la résilience face aux contraintes économiques, environnementales ou sociales.
- Teacher: CHACHOUR MADJID
- Teacher: TAIBI SOFIANE
- Teacher: GHARIRI RACHA